"St Gervais ! Départ pour le Nid d 'Aigle dans deux minutes !" Le conducteur aux cheveux blancs, qui tient toujours la forme du haut de sa soixantaine, saute les marches du train pour atterir adroitement sur le quai. Merde ! Comment le vrombissement du train a t-il pu m'echappé ? J'attrape mon sac et mes lunettes de soleil, claque la porte de cette épave qui trône honteusement au milieu du parking vidé du matin, et, à force de grandes enjambées, me hisse dans le train juste avant la fermeture des portes. C'est bien la première fois que je ne fais pas les cents pas devant la gare, entourée de tous ces gars qui vacillent entre peur et excitation ... Je me trouve une place un peu a l'ecart ... Les lacets jaunes et noirs de mes vieilles godasses de marche trainent miserablement dans une flaque mélée de terre, à côté de mon siège. Je me baisse et les resserre jusqu'à sentir une vive douleur au niveau des chevilles ... En relevant la tête, je réalise alors qu'un quart du wagon est occupé par des jeunes n'ayant pas l'aurore comme peur .. Je ne me sens pas franchement à ma place .. Moi, avec mon mini short et mon sac de touriste, parmi ces hommes aux mollets surgonflés qui chérissent leurs piolets et crampons .. Neanmoins, je ne peux pas m'empêcher de leur jetter de fréquents coups d'oeil teintés d'une pointe d'admiration. Un jeune homme frisant la trentaine croise mon regard, et je sens ses yeux s'attarder sur moi .. Ou sur mon décolleté ... Je tire sur les pans de ma veste, qui affichait anciennement une couleur se rapprochant du rouge, et me tourne vers la fenêtre .. Une heure a tirer dans ce minuscule train dont les cremaillères semblent lui faire défier les lois de la gravité ...

            Sous mes yeux, le soleil passe timidement la tête au dessus de ces seigneurs de neige .. Au sommet des glaciers, l'étendue immaculée s'illumine de ces lumières pâles, qui avec le temps, semblent ruisseler jusqu'aux vallées, se teintant de violet .. Comme d'habitude, je me perds dans l'emerveillement que me procure le Mont-Blanc aux couleurs de l'aube .. Et le vieux conducteur me tire de ma rêverie lorsqu'il hurle aux portes du train : " Nid d' Aigle, terminus ! 2800 mètres d'altitude, faites gaffe a vous !" Toujours perdue dans mes pensées, je laisse poliment descendre ces suicidaires de l'enfer blanc, me relève, embarque mon sac et me dirige vers l'escalier. Mon esprit "ailleurs" a raison de moi, et les marches tendent visiblement a se défiler sous mes pieds. Je me retiens a l'épaule - ma foi exquisément bien musclée - d'un mec entierement vétu de rouge qui trainait dans le coin, et me rétablit. Un guide apparement .. Il me sourit, l'air de se demander ce qu'une gamine seule, habillée en touriste vient faire ici. Je lui lance un joli sourire hypocrite dont j'ai le secret, relève fierement la tête et lance mon maigre sac sur mon dos. Je sais exactement où je dois me rendre, et décide donc de partir d'un bon pas pendant que la foule s'équipe aux abords de la gare.

            Dès les premieres marches, je sens la douleur au niveau de mes chevilles, mais me force a passer outre ce détail, et continue sur ma lancée .. 350 mètres de déniv' ! Je sens déja la sueur qui roule doucement le long de mon cou pour aller mourir sur ma poitrine. Je dois continuer jusqu'à ce promontoire qui offre une vue infinie sur les hauteurs du Mont-Blanc. Pendant que je passe a côté de ces édifices de granit, j'admire cette nature qui, au grés des tentatives de modifications humaines, s'évertue a demeurer impassible ... C'est rassurant, chaque année, de retrouver cette neige immortelle ainsi que ce sentier qui grimpe jusqu'au refuge du Goûter. Mes pensées s'évadent malicieusement de mon esprit et je revois mon père, embrassant ma mère sur le balcon du petit chalet savoyard que nous louyons, lui intimant de ne pas se faire de souci. Il s'est ensuite dirigé vers moi pour me déposer un baiser protecteur sur le front, avant de s'engager sur le chemin avec ses mollets surgonflés, son piolet et ses crampons ... Et comme moi ce matin, il y a dix ans, il est monté dans le train de justesse ...

            J'aperçois enfin le replat que je cherche, au milieu de cet entassement de cailloux, m'éloigne du sentier et saute de roche en roche pour y parvenir. Lorsque j'y arrive enfin, je me laisse deux minutes pour reprendre mon souffle, m'étirer, et je m'assied en tailleur sur une pierre plate, gardant mon sac à mes côtés. Une vue magistrale du Mont-Blanc s'offre a moi .. je retrouve vite mes repères, nomme les differents sommets .. Le Mont Blanc du Taku, l'Aiguille du Midi .. Et sort mes jumelles. Les lunettes de soleil relevées sur mon front, je glisse mes yeux devant les verres téléscopiques et visualise le sentier, à 3800 mètres, qui monte jusqu'au sommet de ce monstre au ventre blanc .. Deux .. Quatre .. Cinq cordées s'engagent sur ce perilleux chemin. L'autoroute du Mont-Blanc est embouteillée, aujourd'hui ! Je me demande toutes les années quel était l'état de la circulation ce dimanche là ... Et comme a mon habitude, je murmure ce "Courage" à ces fiers alpinistes que j'espionne à travers mes jumelles ... Je pose mon materiel, fouille dans mon sac pour m'assurer d'avoir bien embarqué ce qu'il me faudrait.      

            Je repense à ma mère qui s'est remariée depuis, à ma soeur qui n'a jamais eu la chance de connaitre son veritable père, et s'est contentée d'aimer le nouveau comme on transfererait l'amour d'une peluche a une autre, pendant l'enfance ... "Je ne t'oublies pas, moi !" Ce dernier mot est fortement marqué. Je leur en veux, oui ! Je leur en veux de ne plus m'accompagner chaque année lors de ce rituel si important a mon coeur .. Quelques perles s'échappent de mes yeux pour rouler le long de ma joue .. Des larmes de nostalgie et de tristesse, d'énervement et de rancoeur. Je lève les yeux au ciel, qui indique deja dix heures. D'un revers de main, je chasse ces intrus de mon visage et attrape vivement mon sac. Je ne vais pas m'attarder .. Je sors deux coupes en plastique, débouche la bouteille de champagne dans un bruit qui se répercute sur les parois montagneuses, et verse le liquide pétillant dans les verres. L'un finira dans mon estomac, l'autre se remplira surement d'eau de pluie, en attendant de se renverser. C'est un hommage que je ne trahirai pas ! Si infime soit-il, c'est mon hommage à tous ces courageux morts dans leurs rêves ...